Grands évenements et personnages
Mai 68

Origines de la révolte

Aspects internationaux

Quoique des événements en apparence parallèles se soient déroulés dans les pays de l'Est (Tchécoslovaquie) et de l'Ouest (Etats-Unis, Berlin-Ouest et France), leurs origines et leurs justifications sont très différentes. En Tchécoslovaquie, il s'agissait, pour les étudiants, de revendiquer une liberté dont ils étaient privés. Aux Etats-Unis, en Allemagne de l'Ouest et en France, c'est plutôt l'inverse. La situation économique est prospère ; la liberté d'expression est quasi totale. La réaction de certains jeunes est, si l'on peut dire, une réaction d'enfants gâtés. Comme l'écrivait Tom Hayden dans le manifeste du SDS intitulé "Port-Huron Statement" (1962) : Nous qui appartenons à cette génération, qui n'avons manqué de rien, qui sommes aujourd'hui à l'université, nous éprouvons un malaise à la vue d'un monde dont nous avons hérité. 
 
Loin de chercher à atténuer cette mauvaise conscience, certains avaient intérêt à l'aggraver. Depuis la fin de la guerre, les dirigeants de la propagande marxiste avaient compris que leurs efforts devaient porter sur la génération qui n'avait pas connu la guerre et le stalinisme. Les événements du Vietnam leur faisaient connaître que les Etats-Unis, défenseurs du monde libre, ne pourraient être vaincus que par la démolition de leur moral. Tous les intellectuels se voyaient invités à participer à la campagne de démoralisation de l'opinion publique américaine : en Italie (Institut des Sciences Politique de Trente), à l'université dite libre de Berlin-Ouest, avec le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund, même sigle que le SDS américain) de Rudi Dutschke, disciple de Che Guevara ; en France à Nanterre et à Paris, toutes les manifestations étudiantes de 1967 ont pour premier objet d'attaquer la politique américaine au Vietnam. 
 
Ainsi, on peut affirmer que l'agitation étudiante en France ne correspondait pas seulement à un sentiment de malaise commun à la jeunesse universitaire des pays développés et prospères, mais qu'elle était télécommandée et contrôlée par des centrales subversives internationales. Dès 1965, plusieurs futurs leaders de Mai 68, notamment Alain Geismar, avaient prix part au congrès de la Tri-continentale organisé par Fidel Castro à La Havane. Après le voyage à Berlin de 300 membres de la Ligue Communiste Révolutionnaire (trotskystes ultra-communistes) le 18 février 1968, toutes les manifestations seront essentiellement anti-américaines ; ainsi que les attentats, par exemple ceux des 17 et 18 mars contre les entreprises américaines de Paris (Bank of America, TWA, etc.). Ainsi, encore, dès le 21 février, de retour de Berlin, les membres de la LCR, rebaptisaient le boulevard Saint-Michel pour en faire le Boulevard du Viet-Nam héroïque. Le 24 février, la LCR et le SDS tenaient encore une réunion commune ; les techniques terroristes -et surtout celles de l'agitation- y étaient enseignées aux Français par leurs camarades allemands et italiens. 
 
On ne s'étonnera donc pas que , pendant les événements de mai 1968, les rapports des agitateurs étudiants français avec l'étranger aient été très suivis. Dans les établissements occupés, les fiches téléphoniques ont établi que d'innombrables communications téléphoniques avaient eu lieu avec Berlin, Hong-Kong, La Havane et même Tirana. Les auteurs de la présente étude ont eu entre les mains des correspondances échangées avec les étudiants maoïstes de Hong-Kong ou les communistes de Berlin-Est et de la RDA en vue de diverses formes de collaboration (échange de militants dans le dernier cas). A l'Ecole Normale Supérieure de Paris, centre maoïste animé par Louis Althusser, le philosophe aujourd'hui enfermé pour avoir étranglé sa femme, qui proposait à ses élèves une nouvelle lecture de Marx, tout le matériel de propagande provenait de l'ambassade de la République populaire de Chine. Les services de contre-espionnage français savaient aussi que certains professeur d'universités français recevaient régulièrement des subsides d'Europe de l'Est, ainsi que des journalistes gauchistes (l'un d'entre eux occupe, actuellement, une fonction importante que lui a conférée le gouvernement socialiste). Sans qu'il soit possible d'affirmer que les événements de mai résultent, comme on l'a dit, d'un complot organisé pour détourner l'attention des mouvements étudiants de Tchécoslovaquie contre le régime communiste, il n'en est pas moins certain que la France a été, à l'époque, une plaque tournante de la campagne anti-américaine sous le couvert des Comités Vietnam. 
 
Aspects français : la colonisation rampante
 
A cet aspect international venait s'ajouter un ensemble de facteurs propres à l'université française, qui la mettaient dans un état de moindre résistance vis à vis de la subversion gauchiste. 
 
Il faut d'abord rappeler que, si avant la guerre de 1939-45, l'université française était modérée et anti-marxiste, les conditions avaient changé depuis 1945. 
 
Certains facteurs sociologiques avaient joué. Avant la guerre, le corps enseignant ne comprenait que des représentants du cadre A (professeurs et maîtres de conférences) ; ceux du cadre B (assistants et chefs de travaux), n'existaient que dans certaines disciplines scientifiques ou médicales. A partir de 1955 environ, pour faire face à l'afflux d'étudiants, on avait multiplié les poste de cadre B. Il y en avait par exemple quatre ou cinq pour un seul du cadre A à la Sorbonne ou à Nanterre en 1968. Naturellement, ce prolétariat universitaire, pour utiliser le vocabulaire de certains syndicats, était plus à gauche que le corps professoral, d'autant plus que les débouchés tendaient à se faire relativement rares. 
 
Un facteur politique avait aussi une notable importance. Pendant la période pétainiste de la guerre, certains enseignants de gauche avaient été victimes de traitements discriminatoires ; ils étaient rentrés en force après 1945, et avaient parfois cherché à leur tour à imposer leur pouvoir. 
 
Le cas le plus curieux et le plus significatif est celui de la physique. Elle était, avant et pendant la guerre, sous l'influence de Georges Claude considéré comme un homme de droite. Après 1945, celui-ci se trouvé éliminé. En même temps, l'Union Soviétique, pour compenser son retard technologique, avait obtenu, du parti communiste français, qu'il prenne en main au maximum, la physique française, de façon à obtenir d'elle des transferts technologiques à son profit. L'opération réussit fort bien, d'autant plus facilement que les patrons de la physique dépendent étroitement de leur personnel de service, parmi lequel l'influence de la CGT communiste est très forte. C'est ainsi qu'on put voir de grands savants français participer aux premières manifestations de 1968 contre le gouvernement, et que, de nos jours encore, les départements de Sciences et surtout de Sciences Physiques sont, en France, fortement pénétrés par l'extrême-gauche. Ce milieu était donc très favorable à la subversion marxiste. 
 
L'inquiétude étudiante
 
On a beaucoup parlé de l'inquiétude des étudiants comme facteur ayant contribué à déclencher les événements de mai 1968. Effectivement, si on ne doit pas l'exagérer, on ne doit pas non plus le négliger. Il prenait deux formes : l'une générale, l'autre particulière. 
 
La cause générale tient à l'augmentation trop rapide du nombre des étudiants. Alors qu'il était de 60.000 en 1938-1939, de 150.000 en 1955-1956, de 280.000 en 1962-1963, ce nombre avait bondi à 605.000 en l'année 1967-1968 ; la France avait à elle seule autant d'étudiants que l'Angleterre, l'Allemagne Fédérale et la Belgique réunies ! Ce phénomène était dû à deux causes principales : la totale gratuité de l'enseignement supérieur ; le droit, pour tout bachelier, d'entrer à l'Université sans autre examen ni contrôle. 
 
Conscients que leur nombre était supérieur, dans beaucoup de domaines, à celui des débouchés, certains étudiants (surtout dans des disciplines comme la sociologie, où le déséquilibre était grand, et où quelques professeurs eux mêmes le soulignaient parfois exprès pour inciter à la révolte) songeaient à des bouleversements sociaux qui leur auraient ouvert de nouvelles carrières d'animateurs sociaux par exemple. Deux vastes colloques sur l'université, celui de Caen, en novembre 1967, et d'Amiens, en mars 1968, avaient agité ces idées ; largement soumis à l'influence des scientifiques de gauche, ils avaient aussi proposé des formules d'auto-gestion qui furent reprises par les agitateurs de 1968. Plus précisément, même, des liens s'étaient noués entre certains leaders d'extrême-gauche (Alain Geismar, maoïste, secrétaire général du SNE Sup, Syndicat National de l'Enseignement Supérieur, d'extrêmegauche ; Herzberg ; Sauvageot, président de l'UNEF, Union Nationale des Etudiants de France, passée à l'extrême-gauche depuis la guerre d'Algérie) et des hommes politiques tels qu'Edgard Pisani, gaulliste qui se rallia à la gauche en mai 1968. 
 
Un autre facteur, conjoncturel mais non négligeable, ajoutait un élément pernicieux à l'atmosphère de cette période. En 1966, le Ministère Christian Fouchet avait remplacé l'ancien système en vigueur dans l'université française, celui des certificats attestant que l'étudiant a acquis un certain niveau dans une discipline, (quatre certificats conférant une licence), par un système d'années d'études (deux pour le premier cycle, deux pour le second, deux ou plus pour le troisième cycle), inspiré des systèmes allemands ou américains. Le passage d'un système à l'autre devait se faire par un jeu d'équivalences ; ces équivalences, compliquées, mal conçues, faisaient parfois perdre aux étudiants une année d'étude, et de toute façon les gênaient et les inquiétaient. Bien entendu, les agitateurs d'extrême-gauche tirèrent le meilleur parti possible de cette situation. 

Les évènements de Nanterre
 
Si certaines conditions défavorables existaient dans l'université française, la situation d'ensemble était loin d'être tendue. Les agitateurs étaient isolés : ainsi, les situationnistes de Strasbourg, inspirés par le SDS allemand. La grande masse des étudiants parisiens était calme. Le détonateur vint de Nanterre. 

La faculté des Lettres et Sciences humaines de Nanterre avait été ouverte en octobre 1964 pour décongestionner la vieille Sorbonne, qui, pour les Lettres et Sciences humaines seulement, devait finir par abriter 40.000 étudiants, ce qui dépassait les capacités d'accueil, limitées par l'exiguïté de ses locaux du Quartier Latin. 
 
De la même manière, la Faculté des Sciences de Paris avait été doublée par une autre Faculté des Sciences à Orsay, au sud de Paris, tandis qu'une université entière avait été également ouverte, peu de temps auparavant, à Orléans, à 100 km au sud de Paris. Mais, tandis qu'Orsay, solidement prise en main par le parti communiste, s'était contentée de constituer un bastion où régnait l'ordre à la façon des universités de l'Europe de l'Est, Nanterre devait, par une conjonction de facteurs, devenir un foyer de désordres et allumer une révolution. 
 
Les causes de l'insatisfaction à Nanterre étaient diverses. La Faculté avait été construite dans une banlieue peu attrayante, surtout célèbre par ses bidonvilles. Les étudiants y étaient envoyés d'autorité, d'après leur domicile. C'étaient surtout des fils et filles des arrondissements bourgeois des XVème et XVIème arrondissements, qui souvent découvraient la misère de ces bidonvilles avec un sentiment de culpabilité, soigneusement entretenu par les agitateurs d'extrême-gauche. D'autre part, le noyau formateur de Nanterre, cinq ou six professeurs élus par l'ancienne Sorbonne, était en majorité d'extrême-gauche. La raison en est simple : ils s'étaient trouvés seuls volontaires pour quitter la Sorbonne au profit de Nanterre, et ils l'avaient fait pour des raisons idéologiques. Le philosophe Paul Ricoeur, le plus connu d'entre eux, avait ainsi annoncé qu'il fonderait une faculté de critique et de contestation sociale. D'autres professeurs, choisis ensuite par ce noyau initial, étaient en partie des médiocres animés d'un sentiment de jalousie envers la Sorbonne, qui ne les avait pas accueillis, et d'une ambition qu'ils voulaient satisfaire à tout prix. Non seulement ces enseignants s'opposèrent à toutes les mesures qui auraient pu faire reculer les enragés, mais ils communiquèrent de fausses informations aux étudiants, allant jusqu'à répandre le bruit que l'administration faisait des fiches de police sur certains d'entre eux pour les éliminer aux examens. 
 
Dans ce milieu favorable, des groupes révolutionnaires s'organisèrent autour d'un meneur, Daniel Cohn-Bendit, de nationalité allemande, et de ce fait même, considéré comme intouchable. Sous son impulsion et celle du professeur Henri Lefebvre, exclu du parti communiste mais considéré comme un pape du marxisme moderne, l'UNEF et spécialement les étudiants de sociologie lancèrent des grèves contre la réforme Fouchet ; par la violence, ils imposèrent au doyen Grappin la constitution de commissions paritaires (moitié étudiants, moitié enseignants) qui tombèrent presque immédiatement aux mains des révolutionnaires. Une campagne fut engagée pour dénoncer la prétendue ségrégation sexuelle dans les cités universitaires. Un ministre, François Missoffe, qui vint inaugurer, le 8 janvier, la piscine de l'université, fut délibérément insulté par Cohn-Bendit. Au lieu de laisser son collègue de l'intérieur prendre, à l'égard de Cohn-Bendit, une mesure d'expulsion, il intervint en sa faveur, ce qui grandit le prestige et augmenta l'audace du leader anarchiste, qui se vantait, d'ailleurs, de recevoir régulièrement des subsides de l'étranger. 

Un pas décisif fut accompli le 22 mars. Sous prétexte de défendre un étudiant arrêté pour les attentats à la bombe contre des entreprises américaines de Paris, Cohn-Bendit créa, à l'imitation du mouvement castriste, le "Mouvement du 22 mars", qui proposait aux divers groupes révolutionnaires des actions communes. Composé, au début surtout, d'anarchistes et de divers gauchistes, le mouvement fut rejoint plus tard par les maoïstes. Il dénonça la récupération de la jeunesse par la société bourgeoise et par l'université, et prépara les manifestations en donnant dans son premier tract la recette des coktails Molotov. 
 
L'année universitaire se serait sans doute terminée tant bien que mal si une décision gouvernementale n'avait amené les révolutionnaires à précipiter les événements. Le 24 avril, le conseil des ministres adoptait un projet, d'ailleurs fort judicieux, qui instituait à l'entrée de l'enseignement supérieur un système relevant à la fois de la sélection et de l'orientation. Le baccalauréat ne donnerait plus automatiquement accès à l'enseignement supérieur. Les étudiants seraient choisis sur dossier par les Facultés. Ceux qui ne seraient pas admis dans les universités se verraient offrir d'autres voies (formation professionnelle ou autres moyens d'éducation). Les secteurs universitaires surencombrés et n'offrant que peu de débouchés (notamment la sociologie, où le nombre d'étudiants inscrits était de quarante fois supérieur au nombre d'emplois prévisibles) verraient naturellement leurs effectifs dégonflés. 
 
Cette perspective était catastrophique pour Cohn-Bendit et le "Mouvement du 22 mars", dont le gros des forces venait de la sociologie. Pour s'y opposer à tout prix, les dirigeants de l'ultra-gauche décidèrent de passer à l'action violente pour susciter des réactions et mobiliser ainsi les étudiants, toujours peu favorables à l'intervention de la police. 
 
Le 25 avril, un militant de la FNEF, coupable d'avoir dit que les Facultés étaient faites pour travailler, est sauvagement frappé et doit être transporté à l'hôpital, Arrêté, Daniel Cohn-Bendit est relaché le soir même. Le 26, les maoïstes de l'Ecole Normale Supérieure se rallient au "Mouvement du 22 mars", et le 28 détruisent minutieusement une exposition organisée par le mouvement Occident (droite) pour soutenir le Sud-Vietnam anticommuniste. 
 
Le 29 avril, le doyen Grappin cède une salle aux organisations : seuls, évidemment, les gauchistes l'utilisent ; ils organisent deux journées de lutte antiimpérialiste pour entretenir l'agitation. Le 2 mai, huit étudiants reçoivent une convocation à se rendre à un conseil de discipline. L'agitation est telle à Nanterre que le doyen ferme la faculté sine die. C'est ce qu'attendent les hommes de Cohn-Bendit, qui se transportent aussitôt à la Sorbonne.