Les prolongements de mai : premier bilan
Les événements du mois de mai 1968 présentent en effet un double aspect. Ils sont le résultat d'une longue préparation servie par les circonstances en même temps qu'ils fournissent une base de départ pour de nouvelles conquêtes à ceux qui appliquent leur stratégie de prise du pouvoir. A la charnière de ces deux versants, ils jouent, en eux-mêmes et avec leurs prolongements des mois suivants, un rôle essentiel, celui de marquer, spécialement dans l'Université, une rupture brutale et profonde par rapport à la situation des décennies précédentes. Il n'y a pas eu évolution, adaptation, mais condamnation et rejet en bloc de ce qui existait, avec la volonté affirmée de créer un état de choses radicalement différent.
Vacances de la légalité
Le fait le plus caractéristique et le plus lourd de conséquences est sans doute qu'un secteur très important de la vie nationale ait vécut pendant plusieurs mois en dehors de toute loi et de toute règle. Le pays tout entier, on l'a vu, avait même failli se voir imposer un état de fait au mépris de la constitution. En prétendant constater, le 27 mai, une vacance du pouvoir qui n'existait pas, M. Mitterrand voulait en fait imposer une vacance de la légalité. Cette situation, qui fut évitée dans l'exercice du pouvoir politique, s'instaura dans l'université.
A l'instigation du ministre Edgar Faure, on affecta de trouver tout naturel que cette vacance de la légalité, considérée comme intolérable ailleurs, fut proclamée de façon quasi officielle dans ce secteur.
Et il ne s'agissait pas d'une simple formule vide de sens. C'est tout la vie universitaire qui se trouva soustraite à toute espèce de règle. Sous prétexte de laisser libre cours à l'imagination et à la concertation, les décisions étaient prises par des autorités de fait, mises en place à la faveur ou dans le prolongement des troubles de Mai, sans autres pouvoirs que ceux qu'elles s'étaient attribués ou que leur avait octroyés des assemblées générales à la composition indéterminée et siégeant en réunions informelles. L'organisation des études et des examens, la délivrance des diplômes aussi bien que le recrutement du corps enseignant furent soumis à ce régime. On verra plus loin les énormes avantages pratiques que surent en tirer spécialement les communistes, mais, sur le principe, c'était déjà une victoire décisive concédée à la subversion, puisque la subversion a pour premier objectif de détruire l'état de droit qui ne lui est pas favorable et de lui substituer, au besoin par la violence, un état de fait qui servira de point d'appui pour de nouvelles conquêtes. La période d'après mai 68 remplit parfaitement cette fonction.
Du passé faisons table rase
Les autorités de fait s'employèrent aussitôt à détruire l'édifice universitaires dans ses structures et dans son contenu. Les facultés, qui regroupaient les disciplines en ensembles organiques, furent abolies au nom de la pluridisciplinarité. L'organisation des études, déjà gravement perturbée par la réforme Fouchet l'année précédente, fut pulvérisée en unités de valeur souvent minuscules, sans valeur formatrice, regroupées de façon généralement arbitraire. Les cours magistraux furent condamnés, les examens contestés dans leur modalités ou même dans leur existence.
Comment s'expliquer cet acharnement destructeur ? En partie sans doute par des mobiles d'ordre irrationnel, tenant à l'espèce de folie qui avait caractérisé mai 68, bien au-delà des limites de 1'université (2). Mais, pour une part au moins aussi importante, il relève d'un calcul parfaitement conscient. Ce qui est important, dans la perspective de la subversion, ce n'est certainement pas l'organisation des études en elle-même, c'est la création de conditions qui permettent de prendre le pouvoir. En 1968, il fallait profiter de l'effet de surprise provoqué par les événements de Mai et du désarroi qui en était résulté dans les rangs de ceux qui ne souhaitaient pas remettre en cause les bases de l'Université et de la société. Leur permettre de retrouver pour l'essentiel les structures et les modes d'organisation auxquels ils étaient habitués, c'était leur donner l'occasion de reprendre leurs esprits et les moyens de préparer leur résistance.
(1)- L'illégalité de cette situation fut reconnue par le Conseil d'Etat dans un arrêt en date du 26 juin 1974, faisant droit à la requête de F. Deloffre contre le sabordage des organes réguliers de la Sorbonne en mai 1968 et déclarant illégaux tous les actes de "I'Assemblée générale" qui s'était attribué le pouvoir. Cet arrêt, très important sur le principe, demeura sans effets pratiques.
(2)- M. Mitterrand, qui semble avoir vécu intensément cette période effervescente, n'hésite pas à déclarer le 26 mai 1968, dans un discours prononcé à Château-Chinon : "La liberté que nous voulons commence, très modestement, par la destruction de tous les appareils procéduriers des lois mis en place pour bâillonner le peuple, pour finir, beaucoup plus et beaucoup mieux, en profondeur, par la destruction des structures de cette société qu'il faut faire voler en éclats".
A l'inverse, les plonger dans un monde en plein bouleversement, c'était leur ôter leurs points de repère, c'était les obliger à penser selon des schémas insolites et déroutants, c'était les inciter à s'agiter sans idées directrices, comme des hannetons dans un bocal de verre, c'était donc en faire une masse docile, se laissant conduire vers des objectifs qu'elle ne discernait même pas clairement.
Ce qui entraîne des effets encore plus directs sur l'exercice du pouvoir dans l'université, c'est la remise en cause de la hiérarchie, qui s'exerce principalement sur deux fronts. Dans les rapports entre les étudiants et le corps enseignant, d'abord. Elle prend alors plusieurs aspects, allant des discussions théoriques sur les rapports enseignants-enseignés, qui doivent s'établir sur un plan de stricte égalité (à moins même qu'une certaine supériorité ne soit reconnue aux étudiants), aux diverses formes de violence et d'humiliation. Des assauts contre la hiérarchie, non moins systématiques même s'ils sont moins spectaculaires, sont menés sur un autre front, à l'intérieur du corps enseignant, par certains assistants et Maîtres-assistants contre les professeurs, qui sont pour la plupart expulsés sans ménagements de leurs fonctions de directions.
Cette contestation, comme on disait alors à tout propos, présente dans ses divers aspects au moins deux points communs. Sur le plan intellectuel, elle refuse à l'université, et à l'enseignement en général, la mission de transmettre des connaissances. Dès lors, elle vide la fonction enseignante de sa substance pour lui attribuer un vague rôle d'animation, que n'importe qui peut remplir sans avoir besoin de compétences particulières. D'autre part, au point de vue psychologique, elle suit la pente de tous les mouvements systématiquement égalitaires, qui ne s'en tiennent jamais à la réalisation d'une stricte égalité mais qui, en faisant jouer l'envie et la jalousie, aboutissent en fait à la domination et à l'oppression de ceux qui occupaient précédemment les premiers rangs.
Communistes et gauchistes
Telle était donc la situation de l'Université à l'automne 1968 : un édifice démantelé dans ses structures et dans ses fonctions, et aussi, on l'oublie souvent, vidé d'une partie de sa substance humaine. Nombreux furent en effet les professeurs qui, contraints à une sorte d'exil intérieur et de plus, de façon pernicieuse, persuadés par un martèlement obsessionnel que les travaux auxquels ils avaient consacré leur vie n'avaient plus de sens dans la société futur ' e, se trouvèrent intérieurement brisés, démoralisés et désemparés pour longtemps.
Les communistes, on l'a vu, étaient demeurés en retrait tout au long du mois de mai. Certains de leurs adversaires, les voyant déjà dépassés, annoncèrent leur proche déconfiture. Pourtant, c'est tout le contraire qui se produisit, pour des raison qui ne tiennent pas du miracle, mais de l'habile exploitation d'une situation.
Ce qui explique en effet la prudence du PC en Mai, c'est en partie, dans doute, sa méfiance à l'égard d'événements dont il n'avait pas pris l'initiative et dont le déroulement et le style déconcertaient, mais c'est aussi la volonté de suivre une ligne stratégique qui lui permette de prendre en main dans un deuxième temps ce qu'il semblait avoir laissé échapper dans un premier. Pour les communistes, les conditions objectives d'une prise du pouvoir politique n'étaient pas réunies en 1968. Seul pouvait être envisagé le renforcement de leur pouvoir réel dans certains secteurs. Il ne s'agissait donc pas de tenter de porter le grand coup de boutoir final, mais d'être en mesure, au moment où se produirait une certaine stabilisation, d'occuper des positions aussi avancées et aussi solides que possible, à partir desquelles ils pourraient préparer de nouvelles étapes dans leur patiente marche au pouvoir.
Telles sont les considérations qui inspirèrent la tactique des communistes pendant la phase de transition entre l'agitation de mai et l'occupation légale de l'université sous l'égide de la loi d'orientation. Ils pratiquèrent en particulier de façon très judicieuse l'art de faire bon usage des gauchistes. Ceux-ci, qui avaient tenu la vedette pendant les heures chaudes, leur furent utiles à un double titre. En servant de force de frappe et de destruction, ils affaiblirent considérablement ceux dont les communistes voulaient prendre la place, c'est-à-dire les universitaires modérés et libéraux de toutes nuances, politiquement proches de la majorité politique d'alors. D'autre part, dans la mesure où ils s'étaient identifiés aux désordres les plus spectaculaires, aux divagations les plus folles, ils apparaissaient comme des hordes barbares, semant la terreur et faisant peser un péril mortel sur tout travail universitaire sérieux et sur toute forme de culture. Par comparaison, les communistes eurent beau jeu de se poser en parti de l'ordre, attaché certes aux conquêtes démocratiques dans l'université, mais soucieux et capables de préserver l'outil de travail comme la CGT le faisait dans l'industrie. La manoeuvre connut un beau succès. Certains modérés naïfs ou timorés présentèrent comme un chef d'oeuvre d'habileté florentine le fait d'avoir pu jouir personnellement d'une relative tranquillité en laissant les communistes régler leur compte aux gauchistes et se charger d'un rôle de direction bien embarrassant dans une situation si troublée.
Dans quelle mesure les gauchistes ont-ils joué consciemment ce rôle doublement complémentaire par rapport au PC ? Il serait imprudent de trop simplifier dans le maquis des groupuscules. On peut toutefois tenir pour sincères, dans l'ensemble, la volonté d'indépendance et même d'hostilité à l'égard du PC manifestées par les maoïstes, dont la plupart se sont ensuite démobilisés, et par les trotskystes de la tendance lambertiste (regroupés, aujourd'hui dans le PCI, Parti Communiste Internationaliste). A l'inverse, d'autres fractions trotskystes, comme celle d'Alain Krivine (qui porte aujourd'hui le nom de Ligue communiste révolutionnaire), étaient et demeurent des alliés déterminés du PC, qui ont pour mission de canaliser les risques de débordement sur sa gauche et d'accomplir certaines tâches qu'il ne veut pas officiellement prendre à son compte.
En tout cas, à l'automne 1968, les forces offensives ont déjà remporté des succès importants et s'apprêtent à profiter des occasions qui vont leur être offertes (l). Mais elles n'auraient jamais obtenu de tels résultats si elles s'étaient heurtées à une résistance organisée et capable de mobiliser ses ressources potentielles.
Une résistance inéxistante
Les événements de Mai, on l'a vu, avaient été à la fois logiques dans leur déclenchement et déconcertants dans leur déroulement. On conçoit donc, dans une certaine mesure, qu'ils aient pris de court ceux qui devaient en être les victimes. Mais ce qui est plus surprenant et plus grave, c'est que cette impuissance devant une telle forme d'agression ait paralysé pendant longtemps toute résistance sérieuse sur tous les fronts où on aurait pu l'attendre.
On aurait pu l'attendre, en premier lieu, de la part du pouvoir politique, pour deux raisons au moins. D'une part, il était le pouvoir, c'est-à-dire qu'il disposait, pour peser sur la situation, de tous les moyens de l'Etat, très importants dans un régime comme la Vème République. Et qui plus est, la situation politique de la France était alors très favorable, surtout après les élections du 30 juin, qui marquèrent une véritable réaction de rejet à l'égard de l'esprit soixante-huitard. Les partis de gauche, considérés comme l'expression électorale de cet esprit, furent écrasés, alors que la majorité sortait très renforcée du scrutin. Pourtant, le pouvoir politique, bien loin d'exploiter son succès dans l'université et ailleurs, paraissait très embarrassé et même frappé d'une sorte de stupeur.
Cette attitude n'était d'ailleurs que le prolongement de celle qu'il avait eue au cours des années précédentes. La Vème République avait fait un effort énorme en faveur de l'Education Nationales, mais cet effort était demeuré financier, matériel (construction de locaux, recrutement de professeurs). Le monde de l'enseignement, dans son esprit et sa manière d'être, lui apparaissait comme étranger, déconcertant et hostile. L'explosion de Mai, avec tous ses côtés irrationnels, avait renforcé ce sentiment. La classe politique majoritaire n'était même pas effleurée par l'idée de reconquête, qu'elle jugeait utopique. Son seul espoir résidait dans la possibilité d'apaiser les colères du monstre par quelques concessions et d'établir autour de lui un cordon sanitaire qui l'empêchât d'importuner et de contaminer les honnêtes citoyens occupés à travailler.
(1)- Dans la destruction de l'université, il faut réserver une place toute particulière à l'action corrosive du Monde, longtemps considéré comme l'oracle et le journal officiel de la France pensante. En versant goutte à goutte son acide sur l'édifice universitaire, il réussit, avec les années, à le faire paraître difforme et bon pour la casse.
Sur le terrain, dans l'université, l'offensive de la subversion ne rencontre aucune résistance organisée. Ses troupes ont occupé si complètement le terrain que, dans les média et aux yeux de l'opinion publique, elles passent pour détenir un véritable monopole. Les enseignants, c'est le SNE Sup, les étudiants, c'est l'UNEF : donc, l'université, c'est la gauche et l'extrême gauche. Cette équation grossièrement fausse passa pour une vérité indiscutée pendant bien des années. Elle joua un rôle déterminant dans l'incompréhension des problèmes universitaires et elle n'a sans doute pas encore fini d'exercer ses méfaits.
A quoi tient cette absence de résistance organisée ? En théorie, on aurait pu s'attendre à une sorte de symétrie : ainsi, parmi les étudiants, UNEF contre FNEF par exemple, et dans le corps enseignant, SNE Sup contre Fédération des syndicats autonomes. Il n'en fut rien, parce que les mouvements étudiants non marxistes s'étaient enlisés dans les rivalités de personnes et dans l'indifférence des étudiants modérés, et que les syndicats autonomes n'étaient en aucune façon un instrument adapté à ce genre de combat. Non seulement ils n'avaient pas d'orientation politique, mais ils jouaient le rôle d'amicales dans lesquelles se retrouvaient des universitaires essentiellement préoccupés de leurs recherches et de leur enseignement. La structure fédérale était purement fictive. En fait, chaque syndicat (droit, lettres, sciences, médecine, etc.) vivait replié sur lui-même.
Pourtant, les réactions individuelles ne manquèrent pas. Le cas le plus significatif est celui de Frédéric Deloffre qui, porté à la tête du Syndicat Autonome des lettres en plein mois de Mai à la suite de la défaillance du secrétaire en titre, devint le symbole de la résistance et posa ainsi des jalons pour la suite. Ce ne fut pourtant pas suffisant pour renverser le cours des choses, parce qu'il est difficile de transformer instantanément une flotille de chalutiers en une marine de guerre et aussi du fait des blocages provoqués par certaines défections. Par exemple, le secrétaire du Syndicat Autonome des lettres refusa à la fois de prendre la moindre position publique et de restituer le fichier dont il avait la charge. Quant au président de la Fédération autonome, il adopta en Mai une attitude démobilisatrice, plus hostile au gouvernement qu'à la subversion, qui le conduisit tout naturellement, quelques mois plus tard, à être l'un des principaux rédacteurs de la loi d'orientation.
Ce grand vide constaté sur tous les fronts en fait de structures de résistance et de stratégie ne relève pas seulement d'explications anecdotiques ou contingentes. Les raisons sont plus profondes et touchent toute une société. D'un côté, s'est mise en place et fortifiée au fil des années une entreprise d'inspiration marxiste, diversifiée dans ses formes et non exempte de rivalités internes, mais très unifiée dans sa volonté de faire de l'université -et de l'enseignement en général- un enjeu idéologique et politique. Il s'agissait donc d'abord de conquérir ce. grand secteur de l'activité nationale en y occupant le plus de postes possible, surtout des postes d'influence, et en l'imprégnant systématiquement d'esprit marxiste, en dose diluée ou concentrée selon les occasions. Tout fut donc orienté vers cet objectif : constitution de syndicats politisés, recrutement sur critères politiques, influence sur l'enseignement par les manuels, les programmes, la pédagogie, etc. A terme plus ou moins lointain, cette conquête du pouvoir réel menée de façon convergente dans tous les secteur d'activité doit aboutir à la prise du pouvoir total.
Cette stratégie est si essentielle à l'esprit marxiste et si étrangère aux non-marxistes qu'elle a pu se développer pendant de nombreuses années sans rencontrer d'opposition organisée de la part de ses adversaires naturels, qui ne voyaient la véritable nature ni de l'enjeu, ni de l'objectif, ni des méthodes. Pour les non-marxistes, il y avait d'un côté le domaine du pouvoir politique, qui dépend des élections et qui est l'affaire des politiciens ; et d'un autre côté, bien séparés, les domaines professionnel et culturel, qui n'avaient rien à voir ni avec le pouvoir, ni avec la politique. Le champ du pouvoir réel était donc librement ouvert à la pénétration marxiste.
Plus profondément, les non-marxistes se laissèrent démoraliser par une mauvaise conscience insidieuse, persuadés que les valeurs traditionnelles de la civilisation occidentale ne valaient plus la peine d'être défendues, qu'elles étaient condamnées par le sens de l'histoire et qu'on ne pouvait guère mener que des combats de retardement.
D'un côté donc, une stratégie globale, conquérante, systématique, se développant sur le terrain choisi par elle. En face, une défense dispersée hésitante, menant sur un terrain inconnu un combat dont elle n'avait pas su comprendre les règles.
Dans ses conditions, la lutte engagée était celle du pot de fer contre le pot de terre. Conformément aux lois de la physique, celui-ci ne put résister au premier choc important qu'il eut à subir.